AVANT-PROPOS

 Cinquante années ont passé depuis les massacres de 1964 à Stanleyville : leur souvenir  en reste vivace. En cette année 2014, des cérémonies commémoratives ont eu lieu au Congo et en Belgique, qui ont permis de rappeler à la population ces douloureux événements. Nombreux ont été les rescapés, Congolais comme Belges et étrangers, leurs amis et sympathisants à assister à la messe à la cathédrale St Michel le 20 septembre 2014, cérémonie tout empreinte de recueillement pour les victimes de ces massacres.

Ces événements, pour tragiques qu’ils aient été, ne sauraient occulter le fait que des massacres ont aussi eu lieu dans toute la partie du Congo occupée par les Simbas : au Kwilu, en provinces de l’Equateur, du Kivu et du Katanga, à Stanleyville (Province Orientale), les habitants ont eu à subir la folie destructrice de ces bandes droguées à la « maya Mulele ». Le nombre de victimes congolaises se monte, selon toute vraisemblance, à plusieurs dizaines de milliers de morts : qui en connaîtra jamais le nombre exact ? Leurs noms, à quelques exceptions près, ne sont pas connus, à peine mentionnés dans les rares revues ou livres qui ont été publiés à l’époque.

Le devoir de mémoire ne saurait cependant être sélectif : toutes les victimes sont égales devant la mort mais, en l’occurrence, innombrables sont les Congolais qui ne peuvent malheureusement pas être nommés. Nous pouvons cependant faire en sorte que certains d’entre eux le soient, représentants symboliques de leurs frères assassinés. Le hasard a mis sur ma route des enfants de rescapés des massacres de Yangambi, qui se sont passés en août 1964. La mémoire collective reste vivace : la communauté dans son ensemble s’en est souvenue ce 23 août 2014 et a commémoré ses disparus.

YANGAMBI, 1960-1963, en un rapide survol

La petite ville, située à une centaine de kilomètres à l’ouest de Stanleyville (Kisangani),  abrite depuis les années ’50 la Direction Générale ainsi que le Centre de Recherche de l’INEAC[1]. Un hôpital est également construit sur le site. L’indépendance du Congo est proclamée le 30 juin 1960 mais les événements qui la suivent amènent tous les cadres belges de l’ex colonie à quitter le Pays. Du jour au lendemain, l’Institut, placé sous la tutelle du ministre Weregemere, voit son encadrement disparaître et la reprise se fait, tant bien que mal, par les techniciens Congolais, qui restent sur place. Tous les chefs de service, dès ce moment, sont Congolais : ils occupent les résidences de fonction de leurs prédécesseurs.

En janvier 1961, devant la tournure des événements à Léopoldville (Kinshasa), les responsables du MNC-L (Gizenga, Gbenye) refluent vers Stanleyville pour y créer un éphémère gouvernement sécessionniste, ancêtre du CNL[2], qui, créé en 1963, sera responsable des massacres qui endeuilleront le pays.

YANGAMBI, 1964

Jean Likango, infirmier formé à Elisabethville (où il a connu Moïse Tshombe), est le successeur du Dr Marcel Ph. Desmet, dernier directeur belge de l’hôpital : avant de quitter son poste en juillet ’60, il a pris le temps de proposer Jean Likango pour lui succéder. Ce dernier est l’époux de Mwayuma-Lomito Adolphine Elisabeth (Elise). Ils sont les parents de huit enfants et sont domiciliés dans la cité « Belge ». Parallèlement à ses fonctions de Directeur Administrateur de l’Hôpital de l’INEAC Yangambi, Jean Likango continue sa pratique médico-chirurgicale.

La rébellion, partie d’Uvira (Kivu) en mai 1964, finit par gagner la province Orientale. Moïse Tshombe, nouveau Premier Ministre, visite Stanleyville  le 25 juillet 1964 : l’accueil est triomphal. Il rencontre Jean Likango et lui conseille de fuir la région et de gagner Léopoldville: ce dernier refuse. Il préfère rester à Yangambi pour soigner malades et blessés. En tant que personnel médical, il ne trouve pas normal de fuir et de se réfugier à Léopoldville alors que les gens auront certainement besoin de ses soins. Malgré les bruits répandus par les fuyards venant de Stanleyville, malgré les messages alarmants envoyés par ses contacts,  Jean LIKANGO décide de rester sur place, au péril de sa vie.

Les Simbas sont aux portes de la ville. Début août, Stanleyville et sa région, Yangambi comprise, sont occupées par les rebelles, qui recrutent parmi les pauvres. Une femme, non autrement nommée que « maman Likutu », dont la fille Charlotte est la filleule de maman Elise (v. supra), poussée par la jalousie, dénonce onze personnes au chef rebelle local, au prétexte que ce sont des « Mundele Moindo[3] » : il faut éliminer les élites. Ils appartiennent tous à la tribu Lokele,  sauf Ekutsu Eugène, originaire de l’Équateur :

BADJOKO Augustin (Agent à la Direction Générale de l’INEAC)

BANGALA Léonard (Secrétaire Administratif de l’Hôpital et à la D.G.)

BONYOMA Jacques (Administratif à la Direction Générale)

EKUTSU Eugène (Directeur a.i.  du Centre de Recherche de l’INEAC)

MOUSSA Augustin (Administratif à la D.G.)

MANGAPI Pierre (Administratif à la D.G.)

LIKANGO Jean (Directeur Administrateur Général de l’Hôpital de l’INEAC)

WAWINA Gilbert (Administratif à la Direction Générale)

LINGELEMA Gilbert (Administratif à la Direction Générale)

BITA Birharo

AFETE Daniel

En plus de ces onze victimes, deux membres de la communauté Lokele et n’appartenant pas au personnel de l’INEAC (leurs noms restent inconnus à ce jour) sont dénoncés comme sorciers (Ndimo): ils sont massacrés et leurs corps jetés dans le fleuve.

LIKANGO Jean est arrêté parce qu’il défend son ami Ekutsu Eugène, originaire de l’Équateur. Diverses raisons sont invoquées pour justifier leur arrestation : « ils » auraient fait partie du P.N.P (Parti National du Progrès) ou de l’UNACO (Union Nationale Congolaise), partis modérés peu favorables aux thèses du MNC-Lumumba. « Ils » auraient reçu de l’argent des Belges …

La plupart sont arrêtés dans la semaine du 08 au 15/08/1964. Bangala Léonard et Moussa Augustin, que leurs parents avaient cachés sur un îlot du fleuve loin de Yangambi, sont découverts par la femme rebelle maman LIKUTU, grâce à une ruse : elle fait croire  que  la rébellion est terminée, que tous doivent sortir de leurs cachettes et retourner à leur domicile et reprendre le travail. Ils sont ramenés en pirogue à Yangambi.

LIKANGO Jean est donc arrêté le mercredi 20/08/1964. Le 22/08, il demande à son épouse de lui apporter sa chemise et sa cravate parce que le 23/08, ils seront exécutés. Le 23/08, un lundi, jour de la St Barthélémy, vers 10H00, au sortir de la messe, les « onze » qui ont été mis au cachot du sous-sol du Guest House, sont emmenés au stade de la cité Reine Astrid: à midi, en présence des habitants, contraints d’assister à la tuerie, ils sont fusillés par un peloton d’exécution composé d’étrangers à la région. Son mari mort, maman Elise veut enterrer son époux. Avec un bébé de 7 jours dans ses bras,  elle ose affronter les rebelles qui refusent de l’écouter.

Les corps restent deux jours en plein air dans le stade. Agacés par l’insistance de Maman Elise, les rebelles  finissent par lui accorder l’autorisation d’inhumer le corps de son mari, à la condition qu’elle s’occupe aussi de trouver une sépulture pour les dix autres corps, faute de quoi les cadavres seront jetés dans le fleuve tout proche. L’hôpital de Yangambi met à la disposition de la veuve de LIKANGO Jean une civière, des draps, des couvertures et des désinfectants.

Les onze corps en état de décomposition sont jetés dans la remorque d’un tracteur. La veuve de LIKANGO Jean et ses parents ont cependant le temps d’envelopper le corps de leur beau-fils dans un linceul, le placent sur la civière et prennent la direction du cimetière de la cité Belge. Maman Elise, aidée de ses parents, de ses oncles ainsi que de quelques membres de la famille proche, porte en terre les onze corps.  Jean est inhumé dans une tombe, seul ; ses dix compagnons sont regroupés dans deux  fosses communes, juste derrière sa tombe. Ces « onze » sont connus et bénéficient enfin d’une sépulture digne.

D’autres victimes peuvent également être citées : SONGE, MAFUTA Antoine et BOTONGOLONONGO Augustin sont tués les jours suivants dans la cité même. Mais d’autres victimes, une bonne cinquantaine, sont également à déplorer : beaucoup sont jetés aux crocodiles dans le fleuve. Ils ont été surpris, certains dans la forêt entourant Yangambi, d’autres sur leurs lieux de travail, où ils tentaient de se cacher. Leurs familles seules ont retenu leurs noms.

Les rebelles occupent alors la maison de fonction de la famille Likango, qui se voit contrainte de fuir vers le village d’Elambi  (territoire d’Isangi)  chez les beaux-parents qui sont venus rechercher Elise et ses huit enfants; d’autres rescapés fuient dans la forêt, dont certains ne sortiront qu’après plusieurs mois. Le 10 décembre[4] 1964, une colonne de l’ANC, commandée par Mike Hoare, et qui a incorporé d’autres jeunes congolais tels que LIKWELA, LIMBILA Paul, Paul BITYA et tant d’autres, atteint Yangambi et Isangi et ramène, parmi d’autres otages, la famille Likango vers Stanleyville.

La justice est alors expéditive et malheur aux rebelles (ou supposés tels) sur lesquels l’armée peut mettre la main : ils sont passés par les armes sans autre forme de procès. Quant à maman Likutu, elle se cache à Kisangani mais, suite à une dénonciation, elle est arrêtée en 1965 : elle est jugée et condamnée à la peine de mort par fusillade devant toute la population et les veuves de ses victimes. C’est alors que YAFALI Augustin, devenu Directeur du Centre des Recherches de l’INEAC, propose à toutes les veuves qui le souhaitent de retourner à Yangambi pour y travailler à la place de leur mari. Maman Élise y retourne, où elle commence une carrière de sage-femme qu’elle termine en 1975. Elle devient alors chef de cuisine de l’Hôpital jusqu’en 1980.

YANGAMBI, épilogue

En 1965, les « onze » sont déclarés « Martyrs » et des pierres tombales sont posées sur leur fosse.

L’INEAC Yangambi débaptise quelques cités et les renomme :

La cité « Belge » devient la cité « Likango »

La cité « Reine Astrid » devient la cité « Ekutsu »

La cité « Coquilhatville » devient la cité « Bangala

Et la cité « Paris » devient la cité « Moussa »

Chaque année, à la date du 23 août, en mémoire des Martyrs de la Rébellion, des cérémonies commémoratives sont célébrées avec faste par la Direction Générale de l’INEAC, devenue INERA.

Faut-il ajouter que l’état congolais n’a jamais versé de pension aux familles des survivants (mais en avait-il les moyens ?). Tout récemment, le curé de la paroisse de Yangambi stigmatisait la cupidité de la population qui, lors des guerres de l’Est avec l’armée rwandaise, dénonçait certains villageois auprès de l’armée d’occupation ? Cinquante ans après les tragiques événements de 1964, l’Histoire repassait les plats …

Une messe commémorative a été célébrée à Yangambi le 24 août 2014 : Nelly Ghislaine, la fille de Jean Likango, a fait le déplacement de Bruxelles pour assister à la cérémonie. De passage à Kinshasa, elle a fait célébrer une messe à la mémoire de sa maman, décédée le 07 décembre 2004 à Kinshasa.

Témoignages :

  1. Likango Nelly (Belgique)
  2. Limbanga Jeanne (Belgique)
  3. Lifeta André (Bologne Italie)
  4. Ngama Patrice (Retraité à Yangambi)
  5. Lomami Paul (Secrétaire Paroissial) Yangambi
  6. Bolengelenge Faustin (Yangambi)
  7. Maingolo (Yangambi)
  8. Lobaisi (Kisangani) Travail de fin d’études fourni sur les Martyrs de Yangambi.

Sources :

  1. L’Ommegang, odyssée et reconquête de Stanleyville 1964, Colonel e.r. Vandewalle
  2. Dans Stanleyville, Patrick Nothomb, Ed Masoin, Bruxelles
  3. Qui sont les leaders Congolais ? Pierre Artigue, Editions Europe – Afrique, Bruxelles, 1960

 


 

[1]              Institut National pour l’Etude Agronomique du Congo Belge

[2]              Conseil National de Libération

[3]              Les « Noirs blancs »

[4]             In « l’Ommegang », Colonel e.r F. Vandewalle, p.392