Carte blanche de Pierre Van Bost
Mon père a commencé une carrière coloniale en 1928. A l’époque il a mis six semaines pour arriver à destination, sur les rives du lac Tanganyika. Le Congo Belge était alors le bout du monde, le télégramme n’existait pas et le téléphone encore moins et un échange de correspondance avec ses parents prenait un minimum de trois mois. Il était parti en Afrique faire son boulot… celui d’un ingénieur qui construit des chemins de fer, des ponts, des villes, lance des bateaux, … conseille et dirige des hommes, blancs et noirs.
Après la guerre, il avait la responsabilité d’un district qui s’étendait sur des centaines de kilomètres, comprenant un tronçon ferré, un bief navigable et d’importants ateliers et chantiers navals. Construire un pays neuf où tout était à faire, avec des moyens restreints et une main-d’œuvre peu qualifiée était une tâche immense mais exaltante qui permettait d’étaler ses talents d’ingéniosité et d’improvisation. Il était assisté par une cinquantaine de cadres administratifs et techniques européens, des gens de métier, compétents et dévoués, qui supervisaient un millier de Congolais, employés et ouvriers, volontaires sans doute, mais pour qui la notion de conscience professionnelle était encore trop abstraite. Les rapports entre les cadres européens et leurs subalternes congolais étaient empreints du respect de l’autre.
Mon père était disponible pour son service 24 heures sur 24, sept jours sur sept, car il n’y avait pas de jour ni d’heure pour prévoir les incidents multiples qui meublaient le quotidien au Congo : déraillements, inondations, coups d’eau sur la voie, remblais ou ponts emportés, sécheresses excessives, bateaux échoués, incendies de wagons ou de barges… Comme au Congo Belge l’action sociale allait de pair avec l’assistance technique, mon père, en tant que représentant local d’une grande entreprise, participa à différents programmes sociaux de protection et de développement des indigènes. C’est ainsi qu’il était entre autres membre du Comité Protecteur du Centre Extra-Coutumier local et d’un Comité éducatif de la Coopérative locale des commerçants et artisans indigènes…. En 1952, il fut nommé Chevalier de l’Ordre royal du Lion, en reconnaissance des services rendus à la colonie belge. J’étais fier de lui ! Mon pauvre père est décédé en 1960 à l’âge de 57 ans des suites d’une maladie tropicale mal soignée contractée lors de son premier terme.
Mais, depuis lors on crie haro sur la colonisation. Colonie est devenu synonyme d’esclavage, de pillage, de meurtres, d’exploitation… Mon père, un exploiteur du peuple congolais ? Ce n’est pas le souvenir que j’ai gardé de lui, mais pendant des années je me suis demandé s’il n’avait pas, bien malgré lui, participé à une entreprise qui aurait été néfaste à l’humanité.
J’ai trouvé la réponse dans une publication de Fernand Demany, homme politique et journaliste belge d’extrême gauche. Dans son livre « S.O.S. Congo » paru en 1959, tout en vilipendant le système colonial basé, selon lui, sur l’injustice des classes, il reconnaît les mérites des acteurs sur le terrain, ces « petits exécuteurs » au service des grands trusts : « Qu’avons-nous apporté à ce peuple ? La lumière de l’Occident, et ce n’est pas un vain mot. Une certaine façon de concevoir la vie en société – et surtout une certaine technique destinée à dominer les problèmes de notre temps. Il en résulte une œuvre réellement gigantesque, sortie du génie créateur et du terrible travail des pionniers capitalistes du dix-neuvième siècle. Mais cette œuvre a vieilli.
Certes, il y a les fabuleuses cités que nous avons édifiées – avec le concours de leurs mains noires, sur leur terre si riche – les fleuves que nous avons domptés, les ponts que nous avons jetés, les routes que nous avons tracées – et puis ces milliers d’écoles, d’hôpitaux, ces centres de recherches, ces léproseries. Il y a toute l’humanité aux mains de lumière que nous avons chargée d’apporter là-bas notre vrai message, et cette humanité-là, nous savons quel était son visage : celui des territoriaux et des médecins, des ingénieurs et des missionnaires, des infirmières et des religieuses – parfois aussi celui d’un humble colon, d’un pauvre petit quidam au service d’un grand trust, et qui mettait toute son âme à sa besogne.
Ces hommes et ces femmes-là faisaient au Congo tout leur devoir, sans forfanterie, sans articles dans les journaux, parce que c’était leur boulot et un point c’est tout… ».
Quel bel hommage rendu aux bâtisseurs du Congo, et cela de la part d’un adversaire du système colonial. Les critiqueurs actuels de l’action coloniale belge feraient bien de prendre exemple sur lui. Leur condamnation dogmatique de la colonisation est une profonde injustice à l’égard de ces braves aujourd’hui disparus et entrés à tout jamais au pays du silence et pour la plupart tombés dans l’oubli, qui consacrèrent leur vie à apporter la modernité au cœur de l’Afrique.
Pierre Van Bost